Alors que l’ urgence écologique devrait nous guider vers plus de sobriété, le message actuel qui consiste à demander aux français de produire toujours plus est contraire au bon sens.
Le 15 avril 2025, le Premier Ministre français affirmait que « la France ne produit pas assez » et « ne travaille pas assez ». Pour justifier son propos, il évoquait un taux d’emploi trop faible, notamment chez les jeunes et les seniors. Il met en avant une production jugée insuffisante pour financer les dépenses publiques. Peut-être devrions-nous en réduire certaines, inutiles ou peu rentables ? Ces déclarations entrent aussi en contradiction directe avec les impératifs écologiques auxquels la France s’est engagée et même avec la réalité des chiffre. Produire plus, est-ce vraiment souhaitable et encore réellement soutenable ?
Des Français vraiment moins actifs ? Pas si sûr.
En 2024, près de 70 % des 15-65 ans étaient en emploi en France. Ce chiffre reste en dessous de la moyenne européenne (70,4 %) et encore plus du taux OCDE (74 %). Le taux d’emploi des jeunes reste bas, à 34,4 %, alors que celui des 25-50 ans grimpe à 82,7 %. Les seniors, eux, affichent un taux de 68,4 %, proche de la moyenne.
Cependant, le temps de travail moyen en France reste tout à fait comparable à celui des autres pays européens. Les Français travaillent 36 heures par semaine, soit quasiment la moyenne européenne (36,1 h). Ils travaillent deux heures de plus que les Allemands. Sur le temps partiel, les Français travaillent plus : environ 22,8 heures par semaine, contre une moyenne européenne de 21,8 heures. Le temps complet est un peu en dessous de la moyenne, mais pas de manière significative.
Autre donnée peu évoquée : 10 % des travailleurs français dépassent les 49 heures hebdomadaires. C’est le deuxième score le plus élevé d’Europe après la Grèce. On est donc loin d’un pays qui ne travaille « pas assez ».
Productivité : la France, un leader discret
Le Premier Ministre met en cause la « faiblesse de notre production ». Pourtant, la productivité horaire française reste très élevée. En 2024, selon l’OIT, la France se classe 15ᵉ au monde, avec 82,2 dollars de richesse créés par heure travaillée. Elle devance des poids lourds comme les États-Unis, l’Allemagne ou le Japon.
Seuls quelques pays la dépassent : Luxembourg, Irlande, Norvège, Danemark, Belgique, Pays-Bas, Autriche, Suède et Suisse notamment. Rien d’alarmant donc sur le plan de la productivité.
Produire toujours plus ? Une logique dépassée
Ce discours accusant les français, les faisant passer pour des citoyens peu engagés et courageux, semble ignorer un point plus qu’important : l’urgence climatique et plus généralement l’urgence du vivant et de la biodiversité. Plus de production signifie plus d’extraction, plus de transport, plus d’émissions. Or, la France s’est engagée à réduire de 55 % ses émissions de gaz à effet de serre d’ici 2030, conformément au Pacte vert européen.
L’Accord de Paris impose une transformation de notre modèle économique, pas son intensification. Décarboner notre économie suppose de repenser la croissance, de favoriser la sobriété énergétique. Il est indispensable de limiter les activités à forte intensité carbone, pas de les intensifier pour boucler un budget.
Dire que la France doit produire plus revient à plaquer une vieille réponse sur un nouveau problème. Ce dont nous avons besoin, ce n’est pas d’un regain quantitatif, mais d’une transition qualitative. Il est nécessaire de développer des emplois dans les secteurs durables, réduire le temps de travail pour partager l’emploi, renforcer les services publics, améliorer l’efficacité énergétique et repenser les indicateurs de richesse.
La baisse de productivité française résulte surtout du choix politique de créer de l’emploi, même peu qualifié. Le but n’est pas forcément d’accroître l’activité. Ce n’est pas un échec : c’est un compromis entre inclusion sociale et performance économique.
Réclamer que les Français travaillent et produisent davantage peut sembler logique d’un point de vue budgétaire. Mais c’est une réponse en décalage avec les réalités écologiques et sociales actuelles. Les données montrent que la France n’est ni paresseuse ni improductive. Elle affiche un niveau d’activité comparable à ses voisins et une productivité parmi les meilleures du monde. Bien entendu, son modèle social doit être revu et sans doute aménagé, notamment en ce qui concerne les plus aisés.
Un discours daté, à contretemps
Le discours du Premier Ministre sonne comme un vieux disque rayé. Exhorter les Français à « travailler plus » en 2025, alors même que la planète brûle, que les crises sociales s’intensifient, et que les équilibres de vie sont au cœur des aspirations collectives, relève d’une vision dépassée.
Ce qui frappe, c’est l’inadéquation entre ce discours et les évolutions profondes du monde du travail. En insistant uniquement sur le temps passé à produire, on ignore une réalité largement partagée par les économistes contemporains : la qualité du travail ne se mesure plus en heures, mais en efficacité, en sens, et en motivation. Or, la France se distingue par une productivité horaire parmi les plus élevées du monde, devant l’Allemagne et les États-Unis. Ce n’est donc pas un problème de performance individuelle, mais bien de stratégie collective.
Et surtout, ce discours émane d’un homme qui soutient les choix politiques du gouvernement depuis près d’une décennie. D’un homme qui est dans la vie publique du pays depuis près de 50 ans et pour qui le passé résonne de plus en plus comme un passif. Il serait donc plus cohérent de s’interroger sur les orientations structurelles prises ces dernières années plutôt que de culpabiliser les travailleurs. Car ce ne sont pas les Français qui manquent d’effort, mais bien une vision de l’avenir qui fait défaut.
Le XXIe siècle exige une redéfinition du travail, pas un retour à des injonctions productivistes usées.
Une injonction culottée face à la réalité du chômage
Dans un pays où près de 5 millions de personnes sont au chômage, demander aux Français de « travailler plus » frôle la provocation. Comment peut-on sérieusement appeler à « produire davantage » alors que le problème principal n’est pas un manque d’effort? Le problème est bien plus un manque d’emplois accessibles pour tous ?
En 2022, la population active atteignait 30,6 millions de personnes, avec un taux d’activité record de 73,6 % chez les 15-64 ans. Cela signifie que les Français sont massivement présents sur le marché du travail. Pourtant, le chômage structurel reste élevé. C’est bien la preuve que le système échoue à intégrer tout le monde, notamment les jeunes, les seniors et les personnes peu qualifiées.
Et justement, le taux d’emploi des seniors reste l’un des plus bas d’Europe. En 2023, seulement 56 % des 55-64 ans occupaient un emploi en France, contre 63,9 % en moyenne dans l’Union européenne. En Allemagne, aux Pays-Bas ou en Suède, ce taux dépasse largement les 70 %. Ce décrochage reflète un système inadapté à la réalité du vieillissement actif et du travail en fin de carrière.
À cela s’ajoute une autre donnée parlante : 480 000 emplois sont restés vacants au dernier trimestre 2024, selon la Dares. Ce chiffre, bien qu’en légère baisse, montre une inadéquation entre offre et demande d’emploi, un problème d’accès à certains métiers, de conditions de travail, ou de formation… mais pas à une supposée « paresse » des Français.
Dans ce contexte, parler de travailler plus n’a aucun sens économique, ni social. Ce dont la France a besoin, ce n’est pas d’étendre le temps de travail de ceux qui ont déjà un emploi, mais de mieux répartir le travail disponible, de créer des postes décents, d’améliorer la qualité de l’emploi, et de garantir une inclusion réelle sur le marché du travail.
Finalement, ce discours nie les vraies urgences : le chômage de masse, la précarité, et les transitions à opérer pour un modèle plus juste et durable.
Travailler moins pour consommer mieux
Plutôt que de chercher à travailler toujours plus pour produire davantage, il est temps de changer de logiciel. Face à l’urgence écologique et à la montée des inégalités, la vraie question n’est pas « comment produire plus » ? Mais plutôt « de quoi avons-nous vraiment besoin »?
Depuis des décennies, notre modèle repose sur une croissance continue, soutenue par une consommation effrénée. Consommation de biens et de services souvent superflus. Produire plus, c’est souvent produire des objets jetables, des gadgets inutiles, des services marchands de confort destinés à une minorité. Et tout cela au prix d’un impact environnemental toujours plus lourd, d’une exploitation accrue des ressources, et d’une pression constante sur les travailleurs.
Réduire notre consommation, repenser nos besoins, baisser nos exigences matérielles, c’est non seulement possible, mais urgent. Cela signifie remettre en question la logique du “toujours plus” et y substituer celle du “mieux” : mieux vivre, mieux partager, mieux respecter les limites de la planète.
Travailler moins, c’est aussi libérer du temps pour ce qui compte vraiment : les liens sociaux, la santé mentale, l’engagement citoyen, la créativité, l’éducation, l’environnement. Autant de choses qui n’entrent pas dans le PIB, mais constituent la vraie richesse d’une société.
En continuant de prôner une logique productiviste d’un autre temps, le Premier Ministre et ceux qui partagent cette vision se trompent de combat. L’avenir ne se joue pas dans les heures supplémentaires, mais dans la sobriété choisie, le partage du travail, et la refondation de nos priorités collectives, dans le sens que nous allons donner au monde.
Face aux défis environnementaux, la priorité n’est pas d’accélérer l’économie à tout prix, mais de la transformer en profondeur. Le véritable enjeu consiste à concilier emploi, justice sociale et sobriété écologique. Plutôt que de produire plus, nous devons apprendre à mieux produire, autrement et durablement. Alors, lorsque le politique se permet de telles attaques injustifiées envers le peuple, c’est une gifle que ce dernier reçoit. Et une gifle, ça fait mal.